Un crime dans la tête (Paule)
Jules est assis confortablement sur une des banquettes rouges du café Mozart, en face de chez lui. Tous les matins, une petite habitude de vieux garçon. Boire un ou deux cafés noirs sans sucre avec les nouvelles fraiches du quotidien local et un bon livre. Saluer Nelly, la gentille serveuse, s’assoir toujours au même endroit, à côté de la porte verte cuir de la salle de billard, près de la grande baie vitrée qui donne sur l’avenue la plus passante de la ville, l’avenue du général Leclercq. Lire les gros titres, quelquefois la page des courses. Juste pour la poésie. Le nom des chevaux débordent de belles images, parfois drôles, parfois ridicules. Il ne connaît rien aux courses. Il ne parie jamais. Juste les noms. Observer les gens qui s’agitent, les voitures. Puis se plonger dans un polar.
Nelly ne prend plus sa commande, depuis longtemps. Un café noir serré sans sucre. Et un verre d’eau. Nelly est une séduisante serveuse brune d’une trentaine d’années toujours habillée de noir excepté son charmant petit tablier serré à la taille, qui change chaque jour : aujourd’hui Nelly a mis son tablier à fleurs.
- Alors les nouvelles? Demande Nelly
Nelly n’a pas le temps de lire le journal. Jules se fait un devoir tous les matins de le faire pour elle. Quelques mots rapides comme un portrait d’humeur de la société. C’est pour ça qu’il lit les gros titres. Pour Nelly.
- Des inondations de printemps dans le sud-ouest de la France, un braquage à la voiture bélier dans la banlieue parisienne, encore un mort à Marseille, exécution du milieu apparemment. Il va faire beau.
Jules content de lui, sourit.
- Je ne sais s’il fera beau mais les nouvelles ne sont pas très ensoleillées aujourd’hui ! Quelle période vivons-nous !
- Et oui, Nelly, c’est pour ça qu’il faut savoir profiter des petits bonheurs de la vie. On ne sait jamais de quoi demain sera fait.
Tout se mélange dans ma tête. C’est les cachets qu’ils me donnent. Ca m’embrouille. Je n’arrive plus à penser. J’ai des absences. De longues absences. Et puis je me retrouve là. Dans une salle, dans une autre. J’ai peur. Puis je reconnais. Je n’en peux plus. Le médecin qui ne porte pas de blouse blanche dit que je vais mieux. Qu’est-ce qu’il en sait ? Je n’arrive pas à savoir ce que je pense comment lui pourrait-il le savoir ? Mais je ne dis rien. Je sais comment faire pour qu’ils ne puissent pas avoir d’emprise sur moi. Je fais semblant d’être calme. Je leur fais croire que je suis d’accord avec eux. Ca les rassure. Mais ils ne m’auront pas. Ils n’arriveront pas à m’asservir à leurs drogues. J’ai trouvé un moyen. Je ne prends pas mes médicaments. Je les glisse dans la manche de ma veste. Quand j’ouvre la bouche pour vérifier, il n’y a rien. Après je vais dans le jardin, je m’assois sur un banc, je gratte la terre et je cache les cachets. Après je fais le légume. Mais dans ma tête, ça revient. C’est plus clair. Je pense à nouveau.
Le café expresso est particulièrement bon ce matin. Jules fait un signe à Nelly. Un deuxième s’il-vous-plait. Le printemps arrive. Jules s’en aperçoit en regardant la longueur des jupes des passantes. Plus courtes, elles laissent dévoiler les jambes encore blanches dans les premiers frimas d’avril. La peau n’est pas habituée. Elle frissonne. Les cuisses sont encore serrées, pressées, timides. Quelle jolie forêt urbaine ! Jule est ravi.
Je les ai grugés. Ils ne m’auront pas. J’ai besoin de m’entendre. J’ai besoin d’entendre ce qu’il y a dans ma tête. Mes envies sont toujours là. Toujours aussi fortes. Le médecin qui ne porte pas de blouse blanche dit qu’il faut que je me contrôle, que je ne cède pas à mes pulsions. C’est facile à dire ! Il ne sait pas ce que c’est. J’ai envie, c’est toute ma tête qui y pense. Tout le temps. J’ai le corps qui tremble. Mes mains fourmillent. Il faut. Il faut que je le fasse. Après je sais, ça ira mieux. J’essaie de contrôler mes mains. Je les mords. Je les emprisonne mais elles arrivent à s’échapper. Il faut. Il faut que je le fasse.
Jules caresse la couverture glacée. Ce petit plaisir sensuel qui n’appartient qu’à lui. A lui et à son livre. Une sorte d’échange tactile, une communion, avant de déplacer la couverture de droite à gauche et de plonger dans un autre univers. Jules adore les polars. Ces microsociétés de deux cents pages où toutes les rues sont sombres et humides et où tous les hommes sont terriblement humains.
Jules regarde le titre « Un crime dans la tête ». il sourit. Rien de bien compliqué pour un titre, juste une allusion au contenu. Le polar ne fait pas dans la dentelle, ni dans le psy. Il préfère regarder les hommes en face avec leurs peurs, leurs faiblesses et leurs violences. Se rapprocher de la nature humaine pour que le lecteur se retrouve, se reflète, le portrait de n’importe quel type.
Jules a presque fini le livre. Il ne lui reste que quelques pages à savourer.
Je vous résume l’intrigue. Un psychopathe assaillit par des voix intérieures ne peut résister à une furieuse obsession de tuer. Pendant un transfert à l’hôpital pour des examens, il fausse compagnie à ses infirmiers. Tout le long du récit, on suit la traque du malade par la Police, à travers les rues de la ville. On entend aussi les pensées du psychopathe, comme si on était dans sa tête. Incohérentes, décousues et obsessionnelles.
Dans ce polar pas de meurtre, pas de crime. Juste la traque. C’est bien la première fois que Jules lit un polar sans hémoglobine ! Le style est court, sec. Il colle bien à l’histoire.
Jules reprend le fils de son livre.
« … L’homme rase les murs. La petite rue qu’il arpente donne sur l’avenue du général Leclercq. Une avenue assourdissante. La foule, le bruit de la ville, les véhicules qui circulent à vive allure terrorisent son cerveau. Il se cache derrière la poubelle à l’intersection des deux rues. Il épie les passants. Des ennemis potentiels à l’air innocent. Il sait que chacun d’eux n’attend que le moment propice pour l’agresser, lui ôter la vie. Le mal est partout. Puis soudain derrière lui il entend des pas, des voix, venant de l’autre bout du passage. La Police. Lourdement armée, prête à le faire disparaître. Il est cerné. Il ne se laissera pas faire. Il sort un couteau du passant de sa ceinture. Les policiers envahissent la rue. Trois, quatre, cinq. Ils sont trop nombreux. Il n’arrivera pas à les tuer tous. La fuite reste le dernier recours. Il s’engage dans l’avenue Leclercq, bouscule une femme penchée sur une poussette, il est déséquilibré et se cogne au parcmètre au milieu du trottoir. Une douleur aigue gagne son genou, une porte vitrée juste à coté. Il entre se réfugier. La porte vitrée c’est celle du café Mozart. Un café noir de monde à cette heure-ci. Le comptoir envahit de dos penchés sur des cafés brulants, les banquettes agitées par des étudiants bruyants, une famille nombreuse qui braille sur les pains au chocolat, des ouvriers en attente de l’heure fatidique, un chien noir qui l’observe, un monde qui ne lui appartient pas. Il cherche une issue, un endroit pour se cacher. En attendant. Là sur la droite au fond, une porte verte cuir fermée avec une inscription « billard ». L’homme se précipite sur la porte, le refuge possible. Il avance vite et là devant lui, cette femme. Une femme, un tablier serré à la taille, un tablier à fleurs, une tasse de café à la main, un badge sur la poitrine « Nelly ». Elle est entre la porte et lui, elle l’empêche de passer. Il soulève son bras et d’un geste net, plante le couteau dans le ventre de cette femme hostile. Le café tombe au sol. Elle ne pousse pas un cri, son corps s’affaisse doucement. Un homme assis sur la banquette rouge à côté d’elle se lève d’un coup. Le tueur n’hésite pas, retire son couteau du ventre de la serveuse et le plante aussitôt dans celui-ci de l’homme qui voulait s’interposer.
Et puis tout va très vite. Deux clients se jettent sur l’agresseur, le maintiennent au sol. La Police alertée par les cris, menotte le psychopathe et l’entraine hors du café Mozart, devenu en quelques secondes une scène de crime. Dans la voiture qui l’emmène au commissariat, l’homme enchainé répète comme une prière, inlassablement, les yeux ailleurs : « … C’est dans ma tête, c’est dans ma tête, C’est dans ma tête, c’est… ».
FIN »
Jules lève les yeux de son bouquin en le refermant. Il a fini. Nelly est en train de poser le deuxième café qu’il a commandé sur la table.
Il voit aussi un homme debout près d’eux et le brillant d’une lame de couteau.
L’auteur du polar, comme à son habitude est présent ce matin-là. Il regarde amusé par son anonymat, un homme assis sur la banquette rouge près de la salle de billard en train de lire son livre. Un homme exactement dans la situation qu’il avait imaginé. Au même endroit. Lorsque le psychopathe entre dans le café Mozart, l’auteur ne rit plus, il est figé. Il se rappelle comme gravées dans sa mémoire, les dernières phrases de son livre…